Clio. Femmes, Genre, Histoire – Appel à contributions
Dossier thématique « Le genre de la Guerre froide »
No. 57, parution prévue au printemps 2023
Coordination : Ioana Cîrstocea (CNRS, CESSP, Paris) et Françoise Thébaud (Université d’Avignon, Clio)
Depuis quelques années, la recherche sur le genre s’est enrichie d’un chapitre nouveau et encore incomplet, à savoir la Guerre froide, entendue non seulement comme une période historique (1947-1989/1991) mais surtout comme une situation géopolitique particulière, définie par la confrontation bipolaire « Est-Ouest » – entre capitalisme et socialisme en tant que systèmes politiques et modes d’organisation sociale. Incarnée par l’affrontement de deux superpuissances, les Etats-Unis et l’Union Soviétique, cette confrontation à dimensions et intensité variables pendant les quatre décennies en question s’était étendue à l’échelle du monde (Leffler, Ostad, 2011 ; Ostad, 2007 ; Del Pero, Faure, 2020). Ses échos se sont fait entendre, bien après le moment proprement-dit de la chute du Mur de Berlin, dans le cadre des programmes internationaux d’« aide à la démocratisation » des anciens pays socialistes d’Europe de l’Est (Cîrstocea 2019). La Guerre froide a comporté des foyers de tension parfois explosifs, des alliances internationales plus ou moins stables, notamment dans le « Sud » global, ainsi que d’innombrables circulations d’acteurs et transferts intellectuels et matériels (Popa, 2011). Loin de se cantonner au domaine purement politique et géopolitique des relations entre gouvernements, l’écho de l’affrontement idéologique s’est fait sentir de différentes manières au niveau de nombreuses structures nationales et des organisations internationales, ainsi que dans la plupart des sphères d’activité sociale – depuis les sciences et les technologies jusqu’aux arts et aux sports, en passant par les institutions bureaucratiques, l’éducation et la santé.
Le genre a été au coeur de la Guerre froide, compte tenu notamment de la place réservée aux droits des femmes et à l’émancipation féminine au sein de la construction de l’idéologie des régimes socialistes, qui avaient érigé l’égalité entre les sexes en norme officielle et marqueur de leur identité politique. Affiché comme un signe par excellence de progrès et de justice sociale, ce répertoire issu de la Révolution russe a été inscrit dans les Constitutions des Etats est-européens et a fait partie des mesures adoptées par les pays décolonisés qui optaient pour une voie de développement s’en inspirant. Parallèlement, l’Ouest libéral codifiait le genre de Guerre froide en termes d’accès à la consommation et de liberté d’expression et d’association. Des images schématiques et connues de tou.te.s le rappellent : d’une part des conductrices de tracteurs, des mères héroïnes, des femmes savantes, des femmes nommées à de hautes responsabilités politiques et même la première femme astronaute vantant les bienfaits accordés par leurs Etats ; d’autre part, des femmes bénéficiant du temps libéré par les biens électroménagers et les produits d’entretien domestique, pour se cultiver, voyager, s’organiser, explorer leur sexualité et contester le « patriarcat », y compris étatique. Loin de se limiter à la seule féminité, la codification symbolique au miroir de l’affrontement entre capitalisme et socialisme touchait aussi la construction sociale de la virilité, du couple et de la famille, de la maternité et de l’éducation des enfants, des sexualités et des mobilisations politiques sur toutes ces questions (Muehlenbeck, 2017). Selon le contexte et le moment, les comportements intimes ont fait
l’objet d’un contrôle accru des deux côtés du Rideau de fer et à l’échelle globale : l’anticommunisme comme la construction de la société socialiste ont pu prendre la forme de la persécution des minorités sexuelles, le féminisme et le sexisme ont été dénoncés comme des idéologies « bourgeoises », « occidentales » voire « coloniales ».
Le répertoire socialiste de l’émancipation féminine fut porté par l’URSS et ses alliés dans les arènes internationales et se trouve à l’origine d’importantes avancées au niveau du droit international. Des recherches récentes ont corrigé des biais historiographiques plus anciens, se penchant sur l’activisme international des organisations socialistes des femmes et révélant leur contribution dans la structuration – bien conflictuelle – d’importants repères de ce qui est aujourd’hui connu sous le label uniformisant de « féminisme global » (Ferree, Tripp, 2006 ; Garner, 2010) : depuis l’Année internationale de la femme (International Women’s Year, 1975) et la Décennie mondiale de la femme (UN Decade for Women, 1976-1985) à la Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes (Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination against Women, 1979) (De Haan, 2010 ; 2014 ; Olcott, 2017 ; Ghodsee, 2019). D’autres travaux ont révélé le soutien officiel discret accordé,
aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, à des organisations de femmes menant des activités à dimension internationaliste qui concurrençaient les agendas de mobilisation d’orientation socialiste (Laville, 2002) ainsi qu’à des programmes de recherche sur les femmes et le genre qui promouvaient des découpages thématiques vouées à effacer les références idéologiques radicales (Coogan-Gehr, 2011).
Proposé par une sociologue (Ioana Cîrstocea) et par une historienne (Françoise Thébaud), ce dossier thématique sur le genre de la Guerre froide se propose d’explorer, sur la base de recherches originales, plusieurs axes de réflexion travaillés surtout dans la littérature anglophone.
Les contributions attendues pourraient porter sur les thèmes suivants :
1) Imaginaires concurrents et expériences genrées de la Guerre froide
– Figures exemplaires et figures repoussoir : le camp « adverse » dans les discours politiques, les médias, les productions artistiques
– Trajectoires biographiques et vécus de l’affrontement
– Politisations de l’intimité sur les scènes nationales: contrôle et libération des sexualités, mise en avant d’enjeux idéologiques autour de la maternité et de la paternité
2) Enjeux de genre dans les bureaucraties multilatérales
– Débats des instances internationales : les « droits des travailleuses » (OIT) ; les « droits de femmes » (ONU, Commission du statut de la femme), etc.
– Activisme des femmes et construction des agendas normatifs globaux en matière d’égalité entre les sexes
3) Luttes des femmes par-delà les frontières
– Coopération au développement et réseaux féministes transnationaux
– Projets de solidarité entre femmes animés par des organisations du « Bloc de l’Est » dans les pays décolonisés
– Mouvement des Non-alignés, « troisièmes voies », tiers-mondisme, luttes pacifistes et féminismeS
Bibliographie indicative:
CÎRSTOCEA I., La fin de la femme rouge? Fabriques transnationales du genre après la chute du Mur, Rennes, PUR, 2019
COOGAN-GEHR K., The Geopolitics of the Cold War and Narratives of Inclusion, New York, Palgrave Macmillan, 2011
DE HAAN F., « Continuing Cold War Paradigms in the Western Historiography of Transnational Women’s Organisations: The Case of the Women’s International Democratic Federation (WIDF) », Women’s History Review, 19, 4, 2010, p. 547-573
DE HAAN F. (éd.), « Gendering the Cold War », Aspasia. The International Yearbook of Central, Eastern, and Southeastern European Women’s and Gender History, 8, 2014, p. 1-63
DEL PERO M., FAURE J. (éds.), « Décentrer la Guerre froide », dossier thématique, Monde(s). Histoire, espaces, relations, 18, 2020
FERREE M. M., TRIPP A. M. (éds.), Global Feminism: Transnational Women’s Activism, Organizing, and Human Rights, New York, 2006
GARNER K., Shaping a Global Women’s Agenda: Women’s NGOs and Global Governance, 1925-1985, Manchester, Manchester University Press, 2010
GHODSEE K., Second World, Second Sex. Socialist Women’s Activism and Global Solidarity during the Cold War, Durham, Duke University Press, 2019
Global Social Policy, 14, 2, 2014 (dossier spécial « Women and International Organizations in the late 20th century »)
KOTT S., « Par-delà la Guerre froide. Les organisations internationales et les circulations Est-Ouest (1947-1973) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 109, 2011, p. 143-
155
KOTT S. & THEBAUD F., « Le ‘socialisme réel’ à l’épreuve du genre », dossier thématique, Clio. Femmes, Genre, Histoire, 41, 2015
LAVILLE H., Cold War Women. The International Activities of American Women’s Organizations, Manchester, Manchester University Press, 2009
LEFFLER M., WESTAD O. A. (éds.), The Cambridge History of the Cold War (Vol. IIII), Cambridge, Cambridge University Press, 2010
MUEHLENBECK P. (éd.), Gender, Sexuality, and the Cold War: A Global Perspective, Nashville, Vanderbilt University Press, 2017
OLCOTT J., International Women’s Year. The Greatest Consciousness-Rising Event in History, New York, Oxford University Press, 2017
POPA I., Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989), Paris, CNRS Editions, 2011
WESTAD O. A., La guerre froide globale, le tiers-monde, les États-Unis et l’URSS (1945-1991), Payot, 2007
Modalités pratiques et calendrier :
Le dossier peut accueillir plusieurs types de contributions : des études de cas issues de recherches originales, des synthèses critiques de littérature, des commentaires de sources écrites ou visuelles, des comptes-rendus d’ouvrages récents.
Les propositions d’articles inédits en français, anglais, espagnol ou italien sont à envoyer pour le 15 mai 2021 à ioana.cirstocea@ehess.fr ET thebaud.francoise@gmail.com
Un résumé de 2500 à 3000 signes accompagné d’une bibliographie de 5 titres maximum et d’un très court CV de l’auteur.e présentera les thématiques envisagées, la manière dont l’article s’insère dans l’historiographie, ainsi que la problématique, les sources et la démarche analytique.
Le comité de rédaction communiquera aux auteur.e.s l’acceptation ou le refus de leurs propositions au plus tard le 1er juillet 2021.
Les articles complets seront remis pour le 28 février 2022 et ils seront évalués par des expert.e.s internes et externes au comité de rédaction.
Les auteur.e.s seront informé.e.s de l’acceptation de leurs textes et des éventuelles modifications à y apporter au plus tard le 30 juin 2022.
Les versions finales des articles seront rendues avant le 31 octobre 2022.
La publication du dossier (Clio no. 57) est prévue au printemps 2023 (version papier en français suivie d’une version électronique en anglais).