Quand elles ne (nous) tiennent plus en place : sexe, genre et sexualité
Présentation du projet
Argument
La modernité européenne occidentale est indissociable de processus d’objectification croissante du monde, visant à rendre ses composantes distinctes, observables et donc contrôlables. L’importance contemporaine des « catégories » pour penser et gouverner – des sociétés, des individus, des réalités non humaines – repose sur des épistémologies et des pratiques de l’abstraction théorique, de la définition, du classement, de la hiérarchisation, de la différenciation ou encore de l’assignation. La production de ces outils d’entendement et d’analyse du monde doit donc être pensée conjointement avec les transformations historiques des rapports de domination et avec l’imposition de conditions de vie matérielles inégalitaires (Chow 1998; Curiel 2013; Grosfoguel 2022; Colin et Quiroz 2023).
Ce colloque envisage les catégories hégémoniques comme autant de tentatives de produire, naturaliser et légitimer un rapport de pouvoir, un ordre social hiérarchisé notamment, mais pas uniquement, en termes de classe, de race, de genre et de sexualité (Scott 1986; Vicente 2021). Il nous semble cependant que ce travail d’assignation et de maintien de l’ordre ne peut pas s’opérer sans échecs, ni sans produire ses propres marges (Kosofsky Sedgwick 1990; Lemebel 1996; Bento 2006; Cabral 2011; Espinosa Miñoso 2016). Il apparaît alors évident que certains corps, certaines subjectivités ou certains mouvements sociaux ne tiennent pas en place, refusent de rester à leur place, s’organisent pour se faire une place, ou plus radicalement encore, pour renverser l’ordre en place.
Dans le cadre de ce colloque, nous nous pencherons sur les actualités vivantes, polémiques et en mutation des catégories de sexe, de genre et de sexualité dans leur articulation avec les rapports de race et de classe. Dans le prolongement de travaux portant sur les épistémologies critiques des mouvements et pensées féministes, queer et décoloniaux (Bakshi, Jivraj, et Posocco 2016), nous chercherons à penser à partir des crises contemporaines qui traversent ces catégories, les déplacent, voire les font éclater. L’objectif de ces journées est d’appréhender de manière critique des catégories dont l’institutionnalisation au sein des champs académiques français est encore récente, fragile, voire contestée. Compte tenu du fait que les processus de racialisation et de colonialité traversent et structurent ces catégories (Anzaldúa et Moraga 1981; Mama 1995; Mohanty 2003), le comité scientifique sera donc particulièrement sensible aux propositions qui articulent la catégorie de race aux trois autres – sexe, genre, sexualité – et font appel aux approches critiques décoloniales et postcoloniales.
L’enjeu du colloque est ainsi pour nous de penser avec et contre les catégories de sexe, de genre et de sexualité. On cherchera à questionner leur efficacité critique, tout comme les processus de stabilisation normatifs liés à leur inscription dans les champs de savoirs académiques existants. Quels sont alors les risques et les potentiels liés au « devenir catégorie » des outils conceptuels des pensées critiques ? On se demandera notamment comment ces catégories ont été fabriquées et comment elles fonctionnent – aussi bien historiquement (D’Emilio 1983; Laqueur 1992; Chauncey 1994) que dans des champs d’études contemporains (Suess 2014; Oso, Grosfoguel, et Christou 2018). Comment est-ce que ces catégories nous font et nous défont, en tant que corps, individus, entités (Butler 2004) ? Quelles sont les logiques historiques et politiques de leurs transformations et de leurs mises en action en matière de revendication, de réappropriation, de résistance ? Quelles nouvelles perspectives font-elles émerger dans les savoirs et quelles sont leurs limites constitutives ?
Ce colloque se veut résolument inter et trans-disciplinaire (au sein des sciences humaines et sociales principalement), et souhaite faire émerger des dialogues stimulants entre des champs disciplinaires (linguistique, philosophie, sociologie, histoire, psychanalyse…) et des épistémologies différentes (théories féministes et queer, études décoloniales, marxisme…).
Axes thématiques
AXE 1 – RACONTER : Généalogie, archives, épistémologies
Si les catégories ne tiennent pas en place, c’est d’abord en raison de leurs émergences troubles et des mutations contradictoires qui traversent leurs épaisseurs historiques. Car les histoires du sexe, du genre, et de la sexualité sont faites de retournements de situation, d’hétérogénéités constitutives, d’indécisions et de violences épistémiques (Fausto-Sterling 2000; Davidson 2001; Dorlin 2006; Valentine 2007). Les généalogies imbriquées ou transversales des catégories permettent de plus la mise en relation de corpus souvent cloisonnés : lire les archives trans avec celles de l’esclavage (Snorton 2017) ; ou encore penser les discours sexologiques en lien avec l’idéologie impérialiste (Bentouhami 2022). L’historicisation des catégories contemporaines s’appuie alors sur un certain rapport aux archives (Plumauzille et Rossigneux-Méheust 2014). Il s’agit d’une part de penser l’instabilité constitutive des catégories dominantes (Stoler 2019) et les réticences aux processus même de l’archivage (Manalansan 2014) ; et d’autre part de voir si les projets de contre-archives (Sayegh 2021) et d’archives communautaires (Zimmermann 2018) pourraient permettre de résister aux dispositifs de capture que constituent les catégories du pouvoir.
AXE 2 – (SE) DÉCOLONISER : Racialisation et sexualité
L’impensé colonial par rapport aux différences qui soutiennent les sujets mêmes des féminismes (Millán 2011, Bacchetta 2015) fait de la blanchité une histoire actuelle et inachevée (Ahmed 2007). Les féminismes blancs détiennent encore les privilèges d’une position non marquée (Lépinard 2019), tout en participant à l’épistémicide occidentalo-centré (Moreira 2016). La sexualité et les catégories qui la composent sont un champ dans lequel prend corps un ensemble de pratiques, comportements, apprentissages et constructions socioculturelles édifiées sur les piliers d’un moment historique donné. Décoloniser les sexualités s’avère dès lors un exercice tant nécessaire que complexe. En partant du développement des critiques queer/trans antiracistes et décoloniales, il s’agira de contester les processus de (re)production de « la sexualité » tout en dévoilant les processus institutionnels, sociaux et psychiques qui matérialisent une racialisation des rapports sociaux (Viveros Vigoya 2018)
AXE 3 – INTERPRÉTER : Psychanalyse (et) queer
Psychanalyse queer : pléonasme, oxymore, utopie ? Alors que la psychanalyse peut être considérée comme une technologie du genre (de Lauretis 2007) du fait d’une structuration psychosexuelle bipartite, elle a pu être envisagée comme un outil de normalisation et catégorisation (Preciado 2020). Certain·es analystes revendiquent une queer psychanalyse (Bourlez 2018) ou une psychanalyse hybride (Ayouch 2018) appuyée sur une potentialité queer fondamentale de cette praxis. Les théories queer remettent en jeu l’équilibre entre le politique, la clinique et la théorie psychanalytique et viennent questionner l’éthique de celleux qui la pratiquent. Ce sont des analystes de fait politisé·es, situé·es dans le temps et l’espace (Haraway 1985) pratiquant une théorie non universelle, non hégémonique. Qu’est-ce que la visée de la psychanalyse si ce n’est de questionner systématiquement ce qui va de soi, les normes et les catégories ?
AXE 4 – REVENDIQUER / ABOLIR
Les corps et les subjectivités ne sont pas simplement façonnées par les catégories, ils y résistent de multiples manières, participent à leur production même, les revendiquent et parfois s’en émancipent. Les concepts qui cherchent à décrire et capturer le réel sont affectés par des effets de loupe (Hacking 1995), des processus de réappropriation/réinvention (Eribon 1999) mais aussi de fuite radicale (Wittig 1980). Le colloque mettra l’accent sur les débordements et les torsions des catégories, opérées depuis des positions minorisées et subalternes. L’opacité comme refus de lisibilité (Glissant 1990), l’ « autohistoria-teoría » (Anzaldúa 1987) ou la biomythographie (Lorde 1982) comme nouveaux langages et méthodologies d’empuissancement, la reprise politique d’un stigmate tel que queer (Warner 1991) ou les perspectives d’abolition des catégories (Bey 2022) se révèlent des terrains d’expérimentations créatives tout autant que des stratégies de survie indispensables, à partir desquelles imaginer un renversement général des catégories en place.
Modalités de proposition d’une communication
Les propositions de communication peuvent être soumises en français, anglais, espagnol ou portugais. Elles seront de 5000 signes maximum espaces non comprises et bibliographie incluse.
En début de document devront être inscrits : le titre, l’axe choisi, ainsi que 3 mots clés. Nous sollicitons des contributions aussi bien théoriques qu’empiriques, issues de toutes disciplines des sciences humaines et sociales. Nous accueillons très volontiers les contributions de masterant·es, doctorant·es, jeunes docteur·es et chercheur·ses indépendant·es.
La proposition devra exposer clairement le sujet, le cadre d’analyse, la problématique et les éventuelles hypothèses de travail, le(s) terrain(s) et/ou corpus, la méthode d’enquête et les résultats de recherche. Sur un document à part, l’auteurice inscrira ses coordonnées complètes ainsi qu’un paragraphe biographique.
Les propositions de communication sont à déposer en un seul fichier PDF à l’adresse mail suivante : defairelescategories@gmail.com.
La date limite d’envoi est fixée au 1er décembre 2023 inclus. Les propositions reçues seront évaluées anonymement par les membres du comité scientifique. Les notifications d’acceptation ainsi que le programme des sessions seront envoyés à partir du 1er juin 2024.
Une fois le projet de communication accepté, il sera demandé de soumettre une communication écrite complète qui sera transmise aux discutant·es et aux autres membres de la session pour le 1 avril 2024 inclus.
Le colloque aura lieu en octobre 2024, en présentiel sur le site de la Maison Sciences de l’Homme Paris Nord. Il est demandé aux personnes envoyant une proposition de communication de prévoir une disponibilité sur les trois jours pour participer à l’ensemble du programme.
Comité d’organisation :
● Camille Back, docteure en études ibériques et latino-américaines, contractuelle à l’Université Sorbonne Paris Nord, PLEIADE – EA 7338
● Sandeep Bakshi, MCF en études queer et décoloniales au LARCA-UMR 8225 (Université Paris Cité)
● Hourya Bentouhami, MCF HDR en philosophie, ERRAPHIS-EA 3051 (UT2J)
● Géraldine Bray, doctorante, UTRPP – EA 440 (Université Sorbonne Paris Nord)
● María Cegarra, Doctorante en psychologie, études sur le genre et études décoloniales, UTRPP – EA 440 (Université Sorbonne Paris Nord)
● Ruby Faure, Doctorant·e en philosophie et études sur le genre au LEGS-UMR 8238 (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis)
● Corto Le Perron, Doctorant en histoire et sociologie au CEMS-UMR 8044 (EHESS) et FRAMESPA-UMR 5136 (UT2J), ATER en histoire (UT2J)
● Pascale Molinier, PU en psychologie et études de genre, UTRPP – EA 4403 (Université Sorbonne Paris Nord)